CHAPITRE IX

Le Maraudeur survolait l'océan à plusieurs fois la vitesse du son, déchirant les nuages dans le fracas de ses réacteurs. Encore une heure, et l'astronef géant atterrirait à Nytghur, où il était attendu avec impatience. L'interruption des communications avec Yegg-Sh'Tra et la montée de la contestation ophiophile avait induit une atmosphère de tension dans la capitale. Quand Red Owens avait annoncé que ses associés avaient mis le doigt sur la clef du problème, Don Wray s'était raidi sur l'écran du visiophone, engageant l'astronaute à faire vite, car la poudrière qu'était devenue la planète pouvait exploser à tout instant.

— Je ne suis pas une N'Gharienne, révéla Llianlloo quand tous furent installés dans le grand salon, mais Roxane Da Silva, agent spécial de la Sécurité terrienne. J'ai été choisie l'année dernière pour infiltrer la secte des Ophiolâtres, dont la popularité et les positions anti-terriennes inquiétaient le gouvernement central. Très vite, j'ai compris que les chamanes étaient, d'une manière ou d'une autre, manipulés par un groupe de Terriens. La stratégie que leur communiquait télépathiquement le « Grand Serpent du Temps » lors de leurs transes psychodisleptiques était trop moderne pour leur avoir été inspirée par une divinité quelconque. Les Ophiolâtres n'ont rien inventé ; ils n'ont fait que reprendre de bons vieux principes de guérilla qui ont prouvé leur efficacité sur la Terre lors de la grande période de décolonisation du XXe siècle.

« Ou, plus exactement, on leur a enseigné ces principes.

— Tout à fait d'accord, approuva Blade. Tu ne fais que reprendre ma propre théorie, laquelle s'est d'ailleurs trouvée confirmée par les événements que nous venons de vivre.

— J'étais sur le point de quitter le temple où je suivais les étapes de l'initiation, quand on vint me chercher pour la cérémonie finale. À l'origine, j'avais prévu d'éviter celle-ci, car elle me semblait comporter certains dangers, mais elle avait été avancée de deux jours, pour des raisons inconnues.

« On m'a fait avaler une drogue quelconque. Ce n'était ni du d'zuunta, ni de la y'aggé, dont on m'avait décrit les effets, mais une autre substance, qui s'est très vite emparée de mon esprit. Perdue dans une mer de couleurs, percevant mon environnement comme un kaléidoscope de sensations, je n'étais plus qu'un point minuscule face à l'infini. Ce n'était pas une sensation à proprement parler désagréable, malgré l'impression, impossible à chasser, que quelque chose de ténébreux flottait à la lisière de mon champ de conscience... Puis ce quelque chose se rapprocha, et je compris que le Grand Serpent du Temps venait d'entrer en moi-même.

« Dès lors, tout ce qui constituait ma personnalité se décomposa en fragments étincelants. Roxane Da Silva avait cessé d'exister. Il n'y avait plus que l'angoisse et cette créature qui s'était infiltrée dans mon esprit morcelé. Cet état dura six heures ou six mois, puis je m'endormis, soudain apaisée.

« Quand je me réveillai, le lendemain matin, je découvris que j'avais perdu l'usage de l’omnia lingua, même si j'étais encore capable de la comprendre, comme je le constatai par la suite. Roxane Da Silva était devenue Llianlloo la N'Gharienne, qui ne parlait que le m'iark. Comprenant que l'initiation n'était en fait qu'un processus de conditionnement, je décidai de m'enfuir. Après deux jours de marche dans la jungle, je rencontrai un prospecteur indépendant, un ignoble individu qui tenta de me violer. C'est sans remords que je l'assommai et lui « empruntai » son véhicule, que j'abandonnai à peu de distance de Yungkhar.

« Je n'avais pas fait cent mètres dans les rues de la ville quand les deux N'Ghariens m'ont agressée. Apparemment, le Grand Serpent du Temps — quelle que fût sa véritable identité — avait révélé mon identité aux chamanes. Ces hommes étaient des Ophiolâtres, bien décidés à me tuer. Sans votre arrivée.

— Pourquoi ne pas nous avoir tout expliqué à ce moment-là ? interrogea Sherwood.

— J'en étais incapable. Éberluée, je m'entendis raconter à Sofia une histoire sans le moindre rapport avec la réalité. Et tous mes efforts pour rétablir la vérité ne conduisirent qu'à l'expression de nouveaux mensonges ! Plus tard, lorsque vous m'avez interrogée, poursuivit-elle en regardant Sammy Delani, c'est une autre histoire qui est sortie de ma bouche. J'étais conditionnée, prisonnière d'un implacable contrôle psychique !

— Ce qui explique pourquoi Sofia et Sammy ont chacun donné une traduction différente de ton récit, dit pensivement Blade. Et dire que c'est ce détail qui nous a permis de te démasquer ! ajouta-t-il à l'adresse de l'ex-espionne de la N.S.U.

Celle-ci eut un sourire un peu triste :

— Pas de chance. De toute façon, c'est mieux comme ça, non ?

Blade acquiesça en lui prenant la main.

— Quand j'ai appris que vous étiez partis pour la cuvette de Shiil-Sh'Tar, poursuivit Roxane, j'ai ressenti un incontrôlable sentiment d'urgence. Vous étiez en danger, je le savais d'une manière... « intime ». En danger de mort. Mon conditionnement m'interdisait de parler, main non d'agir. Je persuadai Delani de m'aider, comme je vous l'avais dit.

« Quand j'atteignis le temple, je sus que j'étais déjà venue ici, sans doute en esprit, lors de mon initiation. Et au fur et à mesure que je m'enfonçais à l'intérieur, les choses devenaient plus claires dans mon esprit. Le Grand Serpent du Temps — l'authentique, cette créature démesurée qui vous aurait tués sans mon intervention — était entré en contact psychique avec moi. C'est une créature sage et ancienne, qui me reconnut instantanément comme l'une de ses adoratrices. Je n'eus aucune peine à le persuader de vous laisser repartir. Pendant que je me trouvais sur sa large tête, j'en profitai pour débrancher l'inducteur télépathique dont on l'avait muni. Pour me remercier de l'avoir libéré, il me débarrassa de mon conditionnement.

« La suite, vous la connaissez...

Un profond silence succéda au discours de la jeune femme. Chacun réfléchissait aux conséquences de ce qu'ils venaient d'apprendre. Ce fut Ronny Blade qui prit le premier la parole :

— Eh bien, voilà une cascade de révélations ! Cela faisait un certain temps que je me doutais que tu comprenais tout ou partie de ce que nous racontions. Mais tu ne nous apportes pas l'information primordiale : qui est derrière cette machination machiavélique ?

L'officier radio fit irruption dans le salon.

— Je viens d'avoir la liaison avec la bourse de Luna City. L'un de vous doit confirmer l'ordre d'achat.

— Je viens, décida Sherwood en se levant. Combien ont offert ces crapules de la N.S.U. ?

— Quatre cent trente crédits galactiques par action.

— Tu peux offrir cinq cents, décida Baker.

Red Owens et Ronny Blade hochèrent la tête en guise d'acquiescement. La somme leur paraissait correcte.

— Revenons à « notre » affaire, reprit Blade quand Andy eut disparu. Je propose de tenter un coup de bluff. Après tout, nous n'avons qu'un seul suspect...

— Ah oui ? s'écria le pacha du Maraudeur. Et qui donc ?

Ronny le lui dit et tous convirent qu'il avait raison.

Herbert Müller, gouverneur de Joklun-N'Ghar, n'avait pas pour habitude d'être réveillé au petit matin. Il arriva dans son bureau en pantoufles, drapé dans une luxueuse robe de chambre de laquelle dépassaient les jambes d'un pyjama jaune canari. Ses yeux s'arrondirent lorsqu'il découvrit la demi-douzaine de personnes qui l'y attendaient. Il y avait là les quatre dirigeants de la B and B Co, mais aussi une fille blonde, un individu parfaitement anonyme et une jeune N'Gharienne vêtue à la terrienne.

— Que se passe-t-il ? demanda Millier d'une voix agacée. J'espère pour vous que vous avez une excellente raison de me déranger à cette heure indue !

— Une excellente, Votre Excellence, ironisa Andy Sherwood, ce qui lui attira un vigoureux coup de coude dans les côtes de la part de Red Owens.

La N'Gharienne s'avança d'un pas.

— Je suis Roxane Da Silva, agent spécial de la Sécurité terrienne, annonça-t-elle. Si vous disposez d'un multicodeur, je suis en mesure de vous le prouver. Sinon, il faudra attendre que j'aie pris contact avec mes supérieurs.

Le gouverneur dissimula sa surprise et prit place derrière sa somptueuse table de travail.

— Très bien, dit-il. Expliquez-vous.

— Nous avons la preuve que les Ophiolâtres sont manipulés par des Terriens, murmura Roxane. Nous pensons même savoir de qui il s'agit.

— Nous ? répéta Müller.

— J'ai été grandement aidée dans mon enquête par messieurs Blade et Baker, ainsi que leurs associés ici présents. Sans eux, en fait...

— Ce qu'elle veut dire, intervint Will Baker, c'est que nous détenions chacun un certain nombre d'éléments qui, une fois assemblés, nous ont permis de reconstituer le puzzle. Les Ophiolâtres originels étaient en liaison avec une créature monstrueuse, qui a dû être créée pour des raisons inconnues par une race extraterrestre inconnue.

— Cela fait beaucoup d'inconnues, observa Herbert Muller.

— Toujours est-il que le Grand Serpent du Temps est une réalité — et que quelqu'un lui a collé un inducteur télépathique ! lança Andy Sherwood.

Le gouverneur le dévisagea avec des yeux pleins d'incompréhension.

— Les chamanes conversaient mentalement, lors de leurs transes, avec une créature artificielle très ancienne, pleine d'une sagesse qui leur était profitable, poursuivit Baker. Puis un jour quelqu'un, en découvrant le serpent, a compris quel était son rôle par rapport aux Ophiolâtres. Il a alors piraté la liaison télépathique et inculqué des sentiments xénophobes aux prêtres, qui les répercutaient bien entendu parmi leurs fidèles.

— Dans quel but ? coupa Müller. Qui pourrait avoir intérêt à pousser Joklun-N'Ghar vers l'indépendance ?

— Thard Valekor, laissa tomber Ronny Blade. Peggi, son bras droit, a essayé de faire lyncher Llianlloo... Roxane, rectifia-t-il promptement. Nous pensons que les deux hommes ont conservé des liens étroits depuis la déchéance de Valekor. Si Peggi a les mêmes intérêts que les Ophiolâtres — en ce cas précis : faire disparaître un témoin gênant —, alors il en va de même pour son patron !

Le gouverneur sentit qu'il était temps de prendre une décision. Il se redressa et, s'appuyant des deux poings sur la surface lisse de son bureau, demanda :

— Qu'attendez-vous de moi, exactement ?

— Faites arrêter Valekor, Peggi et tous ceux qui sont en rapport avec eux, conseilla Sherwood. La spatiale sera enchantée de s'en charger.

— Mais faites vite, implora Roxane. J'ai déconnecté l'inducteur télépathique du Grand Serpent du Temps ; notre homme va finir par se rendre compte qu'il n'a plus aucun contrôle sur ses « troupes » indigènes.

— Cela dit, c'était le seul moyen d'empêcher une insurrection généralisée, compléta Ronny Blade. Dépourvue de plan d'ensemble, une révolte ophiolâtre sera vite apaisée, sans qu'il soit nécessaire de recourir à la force. Songez que ces N'Ghariens ne sont pas responsables ; on les a dressés contre nous.

Müller tendit la main vers le visiophone.

— Je vais donner les ordres nécessaires.

Il devisa brièvement avec un officier de la Spatiale aux yeux rougis par le manque de sommeil.

— Il reste un dernier point dont vous devez avoir connaissance, l'informa Baker lorsque l'écran s'éteignit. Lors de notre séjour à Saghorn, un indigène m'a remis un rouleau de parchemin couvert d'une écriture inconnue. Sammy Delani, ici présent... (Il désigna le petit homme anonyme)... a réussi à en traduire l'essentiel. Il s'agit d'une transcription récente d'un ouvrage très ancien, sans doute réalisée par l'un des vieux chamanes de la jungle. Il y dénonce l'imposture dont sont victimes ses collègues, en des termes ambigus mais qui ne laissent aucun doute sur la véritable nature du Culte du Serpent.

— Ces gens-là sont pacifiques, renchérit Delani. La symbiose psychique qui les unit au Grand Serpent du Temps a adouci leurs mœurs au point de les rendre vulnérables. Car leur « dieu » vivant ne peut les protéger contre les autres tribus, qui ne partagent pas leurs convictions.

— Et aujourd'hui, ce sont des centaines de milliers de personnes qui vivent sous l'influence de cette créature impossible, ajouta Blade. Bientôt, tous sauront que leur culte ne repose pas seulement sur une pure croyance, mais aussi sur une réalité matérielle, palpable. (Il prit une expression dépitée.) Messieurs, je crois qu'il nous faut renoncer à notre concession sur Yegg-Sh'Tra. Il n'est plus question d'ouvrir le continent à la colonisation, maintenant que nous savons qui s'y trouve.

« Le Grand Serpent du Temps est le garant de la paix civile sur cette planète. Mieux vaut ne pas aller le chatouiller sous le menton...

Le grésillement du visiphone l'interrompit. Herbert Muller répondit avec nervosité. L'officier qu'il venait de contacter lui annonça que Valekor et Peggi avaient disparu de leurs domiciles respectifs.

— Bouclez Nylghur ! rugit le gouverneur. Utilisez tous vos hommes si nécessaire ! Je vous envoie les gardes du palais. (Il jeta un coup d'œil entendu à Roxane.) Il n'y a pas de risque d'attentat cette nuit.

Une demi-heure plus tard, tous étaient installés dans un salon du palais gouvernemental, devant un choix de boissons variées où se mêlaient euphorisants et alcools exotiques. La conversation roulait bien évidemment sur l'affaire en cours. Herbert Muller semblait passionné par les aventures des quatre associés. Andy Sherwood était en train de lui raconter comment ils avaient résolu le problème posé par la colonie perdue et son roi mégalomane, quand une trentaine d'individus firent irruption dans la pièce. Le crâne rasé, armés de pistolasers et de fulgurants, ils portaient un uniforme de couleur sombre, dépourvu de tout insigne ou marque distinctive.

L'un d'eux se détacha du groupe menaçant. Tous reconnurent Bastien Peggi, qu'accompagnait un homme de haute taille, sous la courte brosse métallique duquel étincelait un regard halluciné. Thard Valekor, sans le moindre doute.

— Pauvres imbéciles ! cracha-t-il, le visage déformé par une hideuse grimace. Vos chiens de garde me cherchent dehors alors que je suis ici, au point stratégique.

Il fit quelques pas sur le côté, étudiant l'expression de chacun avec une attention agressive. Blade et Baker soutinrent sans ciller son regard brûlant. Et tous deux acquirent la conviction qu'il était fou.

— Comment avez-vous pu penser un seul instant que je vous laisserais mettre mon plan en échec ? reprit Valekor.

— Parce que vous appelez ça une franche réussite ? ne put s'empêcher de railler Sherwood.

Peggi le frappa au visage avec la crosse de son arme. Andy tomba à genoux. Du sang coulait de sa pommette tuméfiée.

— J'ai suivi tout votre cheminement, poursuivit l'ex-gouverneur. Grâce au merveilleux micro-équipement dont la N.S.U. dote tous ses agents, j'ai pu vous épier à travers les perceptions de cette chère Sofia van Norden. La transmission, d'ordre télépathique, n'était pas affectée par le brouillage qu'émettait le Serpent. (Il se tourna vivement vers Roxane.) En déconnectant l'inducteur, vous n'avez fait que retarder l'inévitable. À l'heure qu'il est, mes hommes sont en train d'entrer dans le temple. Dans moins de trente minutes, je contrôlerai à nouveau les Ophiolâtres.

— En êtes-vous bien sûr ? demanda la fausse N'Gharienne.

Valekor la foudroya du regard.

— Que voulez-vous dire ?

— Je ne suis pas certain que le Serpent se laisse approcher aussi facilement que la première fois, voyez-vous. En montant sur sa tête, j'ai partagé ses pensées. J'en ai profité pour le mettre en garde.

Les traits de Thard Valekor se déformèrent sous l'effet de la fureur. Peggi s'avança, comme pour frapper la jeune femme, mais l'ex-gouverneur lui fit signe de n'en rien faire.

— Nous sommes maîtres du palais, déclara-t-il avec emphase. J'ai trois cents hommes avec moi, et cinq cents N'Ghariens prêts à agir dans les faubourgs. Tous les Ophiolâtres n'attendent pas un signal du Grand Serpent du Temps pour passer à l'action ! J'ai les moyens de mettre Nylghur à feu et à sang. Renoncez à votre poste, Müller, et rien de tout ceci n'arrivera.

— En votre faveur ? s'étrangla le gouverneur. Jamais !

Valekor affecta un air sinistre et désolé.

— Alors, je vais devoir vous tuer.

Il leva son fulgurant et pressa la détente. Le rayon vaporeux frappa Müller comme une décharge électrique. Le malheureux roula à terre, tétanisé, le corps parcouru d'horribles crampes.

— Premier avertissement, annonça son bourreau en augmentant d'un cran l'intensité. Il reste trois paliers avant la mort. Vous avez largement le temps de souffrir.

— Attendez ! s'écria Llianlloo/Roxane. Il y a peut-être moyen de s'arranger. Après tout, je représente le gouvernement terrien. Si Son Excellence refuse de se démettre, je suis habilitée à prononcer sa mise à pied. Je peux également nommer un nouveau gouverneur.

Valekor éclata d'un rire hystérique.

— Vous ne comprenez pas, ma chère, grasseya-t-il. Je ne veux pas d'un poste de gouverneur. Joklun-N'Ghar ne dépend plus, désormais, de l'autorité impériale. Ce monde est indépendant et j'en suis le maître absolu !

— Si j'étais vous, conseilla Roxane, je regarderais par la fenêtre avant d'énoncer de telles stupidités. Le bâtiment est cerné par les troupes terriennes et un croiseur géant de la Spatiale plafonne à huit cents mètres d'altitude, prêt à détruire l'écran protecteur du palais. Les agents de la N.S.U. ne sont pas les seuls à disposer d'un émetteur sensoriel permanent, voyez-vous...

Valekor ouvrit la bouche pour répondre, mais aucun son ne franchit ses lèvres. Autour de lui, les hommes en uniforme sombre s'effondraient un à un, le visage figé. Il tenta de lever son arme, en un ultime et dérisoire geste de défi, mais ses muscles le trahirent et il roula lui aussi sur le sol, en même temps que Blade et Baker.

Une dizaine de personnes étaient réunies dans le vaste bureau du gouverneur, par la fenêtre duquel entraient à flots les chauds rayons du soleil de Joklun-N'Ghar. Il était un peu plus de midi, et la chaleur commençait à devenir étouffante, malgré les puissants climatiseurs qui ronronnaient comme de gros animaux paisibles.

— Eh bien, je suis heureux que cette affaire soit terminée ! s'écria Herbert Müller, une expression d'intense soulagement sur le visage. Je commençais sincèrement à me faire du souci au sujet des Ophiolâtres.

Ronny Blade lui adressa un sourire chaleureux.

— Vous n'étiez pas le seul. Je crois que tous les colons partagent votre sentiment — sentiment qui se trouve également être le nôtre. (Il s'approcha de la fenêtre et désigna la foule rassemblée au pied du palais.) Beaucoup de N'Ghariens se sentent eux aussi rassurés. Les Ophiolâtres n'étaient nullement majoritaires dans la population locale, malgré tout ce qu'on a pu dire...

— Qu'allons-nous faire d'eux, maintenant ? interrogea Albert Jorgen. Même décapitée, leur organisation représente un grand danger pour les établissements terriens ; et nous ne pouvons tout de même pas les renvoyer dans la jungle...

William Baker balaya ses arguments d'un revers de la main.

— Comme nous l'a dit Roxane, les sectateurs du Serpent sont plutôt pacifiques. Certes, on a enseigné à bon nombre d'entre eux des techniques de combat et de guérilla, et ceux qui ont travaillé dans les mines ou sur les chantiers savent désormais manipuler les explosifs avec autant d'habileté que n'importe quel expert terrien — mais je ne pense pas qu'ils feront usage de ces connaissances si nous leur accordons ce qu'ils demandent.

« Mes amis, conclut-t-il en se tournant vers ses associés, je crois qu'il va nous falloir renoncer à acquérir une concession sur Yegg-Sh'Tra.

Herbert Müller se dressa, les dents serrées, le regard étincelant.

— Vous ne proposez tout de même pas de fermer le continent à la colonisation ?

— Bien sûr que si, rétorqua Roxane, ravissante dans sa tenue terrienne, faite d'une combinaison moulante et de hautes bottes de plastex métallisé. En raison de la présence du Grand Serpent du Temps, les Ophiolâtres — dont le nombre dépasse aujourd'hui le million, je vous le rappelle — ne pourront jamais tolérer que l'on profane Yegg-Sh'Tra. Ils ne renonceront pas à cette revendication, même si elle a été à l'origine dictée par des intérêts très différents des leurs.

— Thard Valekor voulait nous empêcher de découvrir l'existence de la monstrueuse créature qu'il avait asservie à l'aide d'un inducteur télépathique, dit Blade. Les Ophiolâtres, eux, désirent simplement préserver leur « dieu vivant ». Je crois que nous devons leur accorder cette faveur, ne serait-ce que pour garantir la paix de ce monde.

— Mais que vais-je dire aux financiers et industriels qui commencent à arriver pour les enchères ? s'écria le gouverneur. Certains d'entre eux ont parcouru des centaines d'années-lumière dans l'espoir d'obtenir une concession fructueuse !

— Il reste encore des territoires vierges à attribuer sur le continent principal, intervint Jorgen. Et nous pouvons tout à fait mettre aux enchères des concessions insulaires. L'océan de Joklun-N'Ghar compte des dizaines de milliers d'Iles, pour la plupart inhabitées, dont certaines possèdent d'importantes ressources minérales. (Le secrétaire alla se poster devant un écran d'ordinateur et pianota quelques instants sur le clavier.) Voyez, plus de mille cinq cents îles ont déjà été explorées et cataloguées ! reprit-il en désignant les caractères verts sur fond noir qui défilaient devant lui. Il y a là de quoi satisfaire tous ceux qui viendront dans l'espoir d'acheter un peu du sol de Joklun-N'Ghar.

— Voilà une excellente idée, commenta Baker avec un large sourire. Ainsi, Yegg-Sh'Tra pourra devenir une sorte de réserve naturelle, seulement ouverte aux N'Ghariens et aux scientifiques venus étudier sa faune et sa flore préhistoriques. Je ne pense pas que les chamanes refuseront l'établissement d'une base permanente à l'emplacement de Saghorn. Et peut-être même sera-t-il un jour possible d'explorer le temple en détail, pour peu que le Grand Serpent du Temps donne son accord.

— Vous en parlez comme d'une créature intelligente, remarqua Müller avec un frisson.

— C'en est une, rétorqua Roxane. Ceux qui l'ont créée lui ont donné des facultés de compréhension et d'analyse pour le moins égales à celles des êtres humains. Maintenant que son esprit a été libéré du joug de l'inducteur télépathique posé par Valekor, nul doute que le Serpent va jouer un rôle important dans la vie de Joklun-N'Ghar.

— N'est-ce pas dangereux ? s'enquit le gouverneur. Cette chose n'a rien d'humain. Il s'agit d'une intelligence reptilienne, étrangère...

La jeune femme l'interrompit sèchement :

— J'ai « communié » avec le Serpent, vous semblez l'oublier. Il est bon, sage et pacifique. Il ne veut que le bonheur de ceux qui lui vouent un culte fervent.

— De plus, ajouta Sofia van Norden, il serait fort intéressant d'entrer en relation avec lui. Sa mémoire recèle plus de soixante-quinze siècles d'histoire locale — sans compter ce que ses créateurs inconnus ont pu y implanter. Le Serpent constitue une mine inépuisable d'informations, à laquelle, je le suppose, les chamanes Ophiolâtres ont accès...

Le visiphone posé sur la table de travail somptueuse du gouverneur émit un grésillement. Müller répondit immédiatement.

— C'est pour vous, dit-il aux quatre associés en tournant vers eux l'écran de l'appareil, où apparaissait le visage hilare de Chuck Nilson.

— Je viens de recevoir des nouvelles de Luna City, dit celui-ci. L'O.P.A. de la N.S.U. a totalement échoué. Ils n'ont même pas réussi à rafler dix pour cent des actions de la B and B Co.

— Parfait, commenta Sherwood. Et notre O.P.A. ?

Ses associés le dévisagèrent avec une surprise indicible.

— Tu ne nous avais pas parlé de ça ! s'exclama le pacha du Maraudeur.

— Succès sur toute la ligne, dit Nilson, qui n'avait pas entendu la remarque de son supérieur. Vous possédez désormais un peu moins de quarante pour cent des titres de la N.S.U.

— Soit un peu plus que la minorité de blocage, fit Baker avec satisfaction. Excellente initiative, Andy. J'espère seulement que cela ne nous a pas coûté trop cher.

— Pas du tout, assura Nilson. Après l'échec de l'O.P.A. sur la B and B Co, les actions de la N.S.U. ont commencé à dégringoler. L'opération avait coûté trop cher à vos concurrents. Dès lors, tout le monde voulait s'en débarrasser — et nos agents de change ont été les plus rapides.

Les quatre associés remercièrent le second du Maraudeur, puis l'écran s'éteignit.

— Vous êtes gagnants sur toute la ligne, remarqua le gouverneur. On m'avait raconté que vous saviez vous montrer durs en affaires — mais là, j'en reste bouche bée !

Il se leva et alla se planter devant la vaste carte de Joklun-N'Ghar qui occupait tout un mur du bureau.

— Choisissez, dit-il en effectuant un large mouvement du bras qui englobait une bonne partie des nombreux archipels qui piquetaient la surface de l'océan n'gharien. En tant que gouverneur de ce monde, j'ai le pouvoir de soustraire des concessions aux enchères pour les vendre directement à ceux que je juge dignes de les posséder.

Un peu surpris, Blade et Baker s'approchèrent du planisphère, suivis par Sherwood et Red Owens. Derrière eux, Roxane et Sofia se concertèrent rapidement à voix basse, puis rejoignirent les quatre hommes, un sourire amusé éclairant leurs visages adorables à la peau satinée.

— Prenez celle-ci ! s'écrièrent-elles avec un parfait ensemble, désignant un minuscule point perdu à des milliers de kilomètres de la terre la plus proche.

— L'île de Huxley, lut Ronny Blade en prenant Sofia dans ses bras. Pourquoi pas ? Voilà un endroit qui me semble correspondre tout à fait à ce que nous recherchons.

— Toi, remarqua Baker, tu as envie de prendre des vacances...

Roxane se lova contre lui, tandis que Red Owens, rouge comme une pivoine, détournant pudiquement le regard.

— Je crois que nous en avons tous besoin, constata Sherwood. Combien pour ce caillou, gouverneur ?

Herbert Muller haussa les épaules.

— Il ne présente aucun intérêt. Je vais m'arranger pour vous en faire don. Après tout, sans vous, Joklun-N'Ghar serait aujourd'hui à feu et à sang... Albert, voulez-vous préparer les papiers nécessaires ?

Le secrétaire acquiesça et s'assit devant le terminal où il commença à pianoter sur les touches de plastex bleu.

— Je vous prie de m'excuser, dit le gouverneur, mais je dois me rendre à la prison pour assister à l'interrogatoire de Thard Valekor. La Sécurité tient à le faire parler avant de l'amener sur Terre, où il sera jugé, ainsi que ses complices.

Quand il eut quitté la pièce, Albert Jorgen cessa un instant de martyriser son clavier et se tourna vers les deux jeunes femmes.

— Vous le saviez ? demanda-t-il.

— Bien sûr, répondit Roxane. Nous le savions toutes les deux.

— Elles savaient, quoi ? s'écria Sherwood.

Ronny Blade répondit aussitôt, prenant de vitesse le secrétaire du gouverneur.

— Que l'île de Huxley possède une faune et une flore entièrement originales, dépourvues de créatures dangereuses comme de plantes toxiques ou urticantes. Ces quelques dizaines de kilomètres carrés de terre constituent un véritable paradis.

— Et toi, Ronny, comment étais-tu au courant ?

Blade lui adressa un clin d'œil narquois.

— Je l'ai deviné.

— Comment ? s'enquit Red Owens.

— En faisant confiance à Sofia, tout simplement. Nous parlions de prendre des vacances. Quoi de plus naturel que nos compagnes respectives nous poussent à choisir une île enchanteresse ?

« Et celle-là, crois-moi, nous n'en ferons pas un lieu de villégiature pour touristes fortunés ! »